La thèse Eustache Danger

Les arguments en faveur de la thèse

Les historiens sont enclins de par leur formation à fonder leur jugement sur la teneur des documents officiels qui, dans leur écrasante majorité, ne sont pas destinés à tromper leur destinataire. C’est la sagesse même. Lorsqu’en 1836, Paul Lacroix, dit le Bibliophile Jacob, se plut à démontrer que le Masque de fer était Fouquet, son ami et collaborateur l’historien Henri Martin protesta :

« Il nous est impossible d’admettre cette solution du problème. L’authenticité de la correspondance du ministre Louvois avec le gouverneur de la prison de Pignerol, au sujet de la mort de Fouquet, ne nous paraît pas contestable et cette preuve matérielle n’existerait pas que nous ne pourrions encore croire à un retour de rigueur si étrange si barbare et si peu motivé de la part de Louis XIV quand tous les documents officiels attestent que tous les ressentiments s’étaient apaisés peu à peu et qu’on avait cessé de craindre un vieillard qui ne demandait qu’un peu d’air libre avant de mourir. »

Henri Martin invoque l’authenticité de la lettre du 8 avril 1680, sans mettre en doute l’exactitude de son contenu. C’est une lettre ministérielle, point à la ligne.

Telle est encore aujourd’hui l’attitude des historiens et plus particulièrement du spécialiste de cette énigme l’historien Jean-Christian Petitfils qui s’appuie pour affirmer que le Masque de fer est Eustache Danger sur cet extrait de la lettre de Louvois :

Extrait de la lettre de Louvois à Saint-Mars du 8 avril 1680
Extrait de la lettre de Louvois à Saint-Mars du 8 avril 1680

« Que vous persuadiez à Mons. de Lauzun que les nommés Eustache d’Angers, et ledit la Rivière, ont esté mis en liberté, et que vous en parliez de mesme à tous ceux qui pourroient vous en demander des nouvelles que cependant que vous les renfermiez tous deux dans une chambre ou vous pourriez respondre à Sa Majesté qu’ils n’auront de communication avec qui que ce soit de vive voix ny par escrit et que Mons. de Lauzun ne pourra point s’apercevoir qu’yls y sont renfermés. ./. »

Il apparaît ici que les deux hommes qui disparaissent des effectifs de Pignerol ce jour-là et qui n’auront désormais d’autre nom que celui de « Messieurs de la tour d’en bas » sont les valets Eustache d’Angers et la Rivière.

Et comme l’on sait que les prisonniers d’Exilles sont « ceux que l’on appelait à Pignerol les messieurs de la tour d’en bas », et que le Masque de fer est l’un des prisonniers d’Exilles, il semble acquis que le Masque de fer est l’un des deux valets de Fouquet. Plus probablement Eustache Danger selon Jean-Christian Petitfils.

« À partir de cette date le mystère du Masque de fer commence », commente Jean-Christian Petitfils dans son livre Le Masque de fer entre Histoire et légende, mais pour lui il est déjà résolu. « Il n’est pas indispensable, estime-t-il, de suivre la trace des prisonniers arrivés à Pignerol entre 1665 et 1681, il suffit de connaître ceux qui s’y trouvaient en 1681. » Or Lauzun et son valet ont été libérés ; Matthioli, son valet, le moine et Dubreuil sont restés au donjon après le départ de Saint-Mars ; Fouquet est mort. Restent Eustache Danger (écrit alors « d’Angers ») et La Rivière, nommément désignés par Louvois le 8 avril 1680.

Certains diront : quoi, tant d’histoire pour un valet ! Lorsqu’on évoque l’objection célèbre de Pagnol : « On n’aurait pas tant dépensé pour un obscur individu qu’on aurait pendu en cinq minutes avec une corde de 40 sous », Jean-Christian Petitfils rappelle qu’à l’époque du Roi soleil « les exécutions sommaires n’existaient pas ou du moins fallait-il se trouver dans des situations politiques d’une extrême gravité, où l’avenir de la Couronne était en jeu. Les lettres de cachet suffisaient pour faire disparaître pour le reste de ses jours un homme sans aucune procédure. »

Bref, le prisonnier mort à Exilles serait La Rivière et le Masque de fer serait Eustache Danger. Qui est réellement Danger ? C’est, estime Jean-Christian Petitfils, un homme de condition modeste dont le comportement a déplu au roi. « Comme ce n’est qu’un valet, il ne lui faut pas de meubles bien considérables », a prévenu Louvois. D’abord cruellement isolé, il est mis au service de Fouquet en 1675. « Sa vie en prison, en déduit Jean-Christian Petitfils, nous prouve que son affaire, pour gênante qu’elle ait pu être, n’était pas vraiment de la plus haute importance ».

Cet ancien valet, arrêté à Calais, a peut-être assisté à des négociations secrètes entre la France et l’Angleterre dont l’objet, avec le temps, a rapidement perdu de son importance ce qui explique qu’on l’ait mis au service de Nicolas Fouquet dès 1675.

Au décès de Fouquet, le sort d’Eustache et de la Rivière est scellé. « Désormais, à Pignerol, note Jean-Christian Petitfils, personne ne doit savoir que les deux anciens valets sont sous les verrous dans un quartier de haute sécurité, la tour d’en bas. »

Cette solution, adoptée par nombre d’historiens, pourrait paraître presque banale. Jean-Christian Petitfils y ajoute un piment supplémentaire.

Saint-Mars, ravi de trouver sur l’île Sainte-Marguerite un public naturellement curieux et porté à l’exagération, s’est délecté à présenter le modeste Eustache comme un personnage de haut rang. Se souvenant de ses premières années à Pignerol, où il était obligé de raconter des bobards à ceux qui le questionnaient sur ses prisonniers, « il reprend ce qu’il appelait jadis ses contes jaunes devant une garnison au garde à vous, mieux il les amplifie mettant en place les éléments constitutifs de la légende qui désormais ne varieront plus. Ce prisonnier est d’une telle importance, confie-t-il, qu’il va entreprendre la construction d’une prison spéciale pour lui » (…) « À quoi donc servait le Masque ? conclut Jean-Christian Petitfils. Précisément à cacher le vide, le néant du personnage. Une farce en somme, habilement jouée, qui a dupé et dupe encore son monde. » Un demi-siècle plus tard, Voltaire reprendra l’histoire, l’embellira. La légende devient un mythe dont Saint-Mars aura été l’inspirateur.

Une thèse ingénieuse qui explique l’inadéquation entre la condition modeste du prisonnier et les propos de son geôlier évoquant un grand et mystérieux personnage.

Les contradictions de la thèse

Jean-Christian Petitfils défend sa thèse avec beaucoup de talent, mais on se rend compte à la lecture de son ouvrage Le Masque de fer entre histoire et légende que certains éléments du puzzle Eustache Danger s’emboîtent mal.

Ainsi, le maintien de la compagnie franche à Exilles surprend l’auteur : « Autant on pourrait admettre l’utilité de cette précaution pour des personnages de l’importance de Fouquet et de Lauzun, observe-t-il, autant on peut s’étonner de son maintien à Exilles. Qui donc aurait pu songer à attaquer de force le petit fort perdu, afin de délivrer deux anciens domestiques ? » L’auteur en déduit que « Louvois a voulu faire plaisir à son « client » et ne pas lui donner l’impression qu’en perdant les deux hauts personnages qui avaient été jusque là au cœur de sa vie il perdait tout ».

C’est d’autant moins crédible à mes yeux que la même contradiction refait surface pendant le séjour des prisonniers à Exilles : « Ce qui frappe dans la correspondance de cette époque, observe Jean-Christian Petitfils un peu plus loin, ce sont les précautions que l’on prend pour ces deux anciens valets de Fouquet apparemment insignifiants, alors que le ministre se soucie peu de ceux qui sont restés à Pignerol. »

Nouvelle contradiction au moment de la venue de Saint-Mars sur l’île Sainte-Marguerite : ses stupéfiants propos laissant entendre que son prisonnier est de grande importance et de haut rang. L’auteur soutient que ces propos sont des fanfaronnades, des « contes jaunes », bref de pures inventions. Or il faut se rendre à l’évidence, Saint-Mars n’a rien inventé et sa correspondance avec Louvois le prouve :

Le 20 janvier 1687, il écrit: « Si je mène aux îles je crois que la plus sûre voiture serait une chaise couverte de toile cirée de manière qu’il aurait assez d’air sans que personne le pût voir, ni lui parler pendant la route, pas même les soldats que je choisirai pour être proche de la chaise. »

Le 23 mars 1687, il écrit encore depuis l’île Sainte-Marguerite et avant de repartir chercher son prisonnier à Exilles : « Je vous promets de le conduire ici en toute sûreté, sans que personne ne le voie ni lui pusse parler. Je ne lui ferai pas entendre la messe jusqu’à ce qu’il soit dans sa prison où il y aura un autel jouxtant sa chambre. Je vous répond sur mon honneur de sa sûreté entière. »

Le 3 mai 1687, une fois le prisonnier conduit sur l’île, Saint-Mars rassure Louvois : « Je puis vous assurer, Monseigneur, que personne au monde ne l’a vu ».

Ces précautions ne sont pas nouvelles, elles sont la continuité logique de celles qu’il prenait à Exilles depuis cinq ans : « J’ai deux sentinelles de ma compagnie nuit et jour, des deux côtés de la tour où ils logent, d’une distance raisonnable, qui voient obliquement la fenêtre des prisonniers ; De ma chambre j’entends et vois tout, et même mes deux sentinelles qui sont toujours alertes par ce moyen-là. Pour le dedans de la tour, je l’ai fait réparer d’une manière où le prêtre qui leur dit la messe ne les peut voir à cause d’un tambour que j’ai fait mettre qui couvre leurs doubles-portes. »

À Sainte-Marguerite, on retrouve le même dispositif permettant au prisonnier d’entendre la messe depuis l’intérieur de sa chambre. Cette prison aux murs de trois mètres d’épaisseur, aux triples portes, aux triples rangées de barreaux à la fenêtre donnant sur la baie de Cannes, Saint-Mars la dépeint à Louvois comme « grande, belle et la plus sûre d’Europe ». Comment Jean-Christian Petitfils en justifie-t-il l’importance ? Saint-Mars l’a faite construire pour son standing !

En dépit de ces observations qui pourraient ébranler ses certitudes, ou tout au moins les nuancer, Jean-Christian Petitfils persiste et signe : l’énigme du Masque de fer est un mythe.

Non, il nous apparaît clairement que Saint-Mars ne jouait pas la comédie. L’hypothèse d’une comédie « qui a dupé et dupe toujours son monde » ne résiste pas à l’analyse des faits et des documents historiques. La thèse du Masque de fer comme simple valet s’effondre en même temps.

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