Les secrets de Nicolas Fouquet

Nouvelles questions

L’examen que nous venons de faire de la lettre de Louvois du 8 avril 1680 confirme que le seul réel obstacle à la thèse Fouquet, à savoir sa mort officielle annoncée uniquement dans cette lettre, peut être surmonté. Une fois l’imposture de cette lettre admise, tout le reste de l’histoire s’éclaire d’un jour nouveau.

– On comprend maintenant pourquoi on a toujours traité le Masque de fer avec les égards dus à un grand personnage.

– On comprend pourquoi Fouquet devait porter un masque, car, contrairement au valet Danger, les soldats de la compagnie de Saint-Mars qui l’avaient vu se promener dans la citadelle de Pignerol, alors qu’il bénéficiait d’un régime de semi liberté, l’auraient reconnu.

– On comprend pourquoi Saint-Mars a déclaré « Il y a des gens que le public croit morts et qui ne le sont pas ».

– On comprend enfin avec quelle malice Voltaire a pu dire : « le masque de fer était un homme qui avait tous les secrets de M. Fouquet. Or, pourquoi des précautions si inouïes pour un confident de M. Fouquet, pour un subalterne ? »

Fort bien, dira-t-on, l’énigme est résolue, voilà révélé le nom de cet illustre inconnu qui s’avère être l’un des grands personnages de son époque ! Pourtant, mon enquête est loin d’être terminée. Il me faut répondre maintenant à de nouvelles questions :

    • Où et quand Fouquet est-il réellement mort ?
  • Pourquoi, au moment où le roi allait le libérer, l’a-t-on fait passer pour mort et lui a-t-on imposé une captivité plus terrible encore ?

Où et quand Fouquet est-il mort ?

1) Une lettre éclairante

Là encore, les documents d’archives permettent d’avancer une réponse. Revenons sur l’île Sainte-Marguerite. À partir de 1688, Saint-Mars, après ses premières indiscrétions (je suppose qu’il a craqué après avoir porté des années sur ses épaules le poids énorme d’une dissimulation qui lui a été imposée), est redevenu très secret sur son prisonnier. Il n’en est plus question dans sa correspondance, du moins celle qui est restée.

En 1691, Louvois meurt subitement. Son fils Barbezieux lui succède et écrit à Saint-Mars : « Lorsque vous aurez quelque chose à me mander du prisonnier qui est sous votre garde depuis vingt ans, je vous prie d’user des mêmes précautions que vous faisiez avec M. de Louvois. »

En 1691, Nicolas Fouquet est donc encore en vie. Notons que le nombre indiqué de « vingt ans » est une approximation (délibérée ou non) : aucun prisonnier n’est arrivé à Pignerol en 1671.

Le 20 mars 1694, le prisonnier Matthioli et son valet, laissés jusque là à Pignerol, sont soudain conduits sur l’île avec deux autres prisonniers de petite condition. Barbezieux écrit alors à Saint-Mars :

« Comme vous savez que les prisonniers qui arrivent sont, au moins l’un, de plus de conséquence que ceux qui sont présentement sur l’île, vous les mettrez dans les prisons les plus sûres. »

Si Fouquet était encore là, Matthioli (qu’un simple officier subalterne garde à Pignerol depuis 13 ans) ne serait pas considéré comme plus important que lui et on ne lui octroierait pas la prison la plus sûre. La conclusion s’impose : en 1694, Nicolas Fouquet n’est plus. Il est donc très probablement mort au Fort royal de l’île Sainte-Marguerite entre 1691 et 1694.

2) Un autre masque de fer à la Bastille ?

Pourtant, le Masque de fer ne disparaît pas avec Fouquet. On le retrouve bien des années plus tard à l’autre bout du pays, à Paris, dans la plus célèbre prison de France, à la Bastille ! Comment une telle chose est-elle possible ? Si Fouquet était le Masque de fer de Sainte-Marguerite, qui est donc ce prisonnier masqué de la Bastille ? Il n’y a jamais de certitude absolue en Histoire. Ce qui suit peut être considéré comme une hypothèse, mais c’est celle qui me paraît la plus plausible.

En 1694, Matthioli a pris place dans la prison la plus sûre de l’île Sainte-Marguerite, celle de feu Nicolas Fouquet. Cela inspire au ministre Barbezieux, le digne fils et successeur de Louvois, un plan digne du génie de son père.

On se souvient que quelques années plus tôt une gazette janséniste, les Nouvelles Ecclésiastiques, a laissé soupçonner que le prisonnier masqué qui venait d’être conduit au fort royal était Fouquet : « Tout ce qu’on a pu savoir de M. de Saint-Mars, c’est que prisonnier avait vécu de longues années à Pignerol et qu’il y a des gens que le public croit mort et qui ne le sont pas ». La mort brutale et mystérieuse de Fouquet à Pignerol était encore dans les mémoires, la vérité menaçait d’être révélée.

L’arrivée sur l’île Sainte-Marguerite de Matthioli en 1694 offre l’occasion de mettre un terme aux soupçons que les paroles imprudentes de Saint-Mars ont pu faire naître.

Quand Matthioli est transféré à la Bastille, tout est mis en œuvre pour que l’Histoire retienne de lui qu’il était le fameux Masque de fer de l’île Sainte-Marguerite. Pendant cinq ans, nombre de témoins peuvent observer ce « prisonnier masqué de Sainte-Marguerite dont le nom ne se dit pas », à l’allure encore jeune, se rendre à la chapelle de la Bastille d’un pas alerte. Lorsqu’il meurt en 1703, Matthioli a 63 ans. On inscrit sur son acte de décès : « Marchioly 45 ans ». Pourquoi l’avoir rajeuni à ce point ? Parce qu’en 1703, Fouquet aurait eu 89 ans et que l’on ne confond pas un homme de 45 ans avec un vieillard presque nonagénaire.

Bref, cette manœuvre était destinée à dissocier, dans l’imaginaire collectif, la figure de Nicolas Fouquet et celle du Masque de fer de l’île Sainte-Marguerite.

Pourquoi Fouquet n’a-t-il pas été libéré et l’a-t-on fait passer pour mort depuis 1680 ?

1) Une histoire de haine et de peur

Il est difficile d’imaginer que le roi de France Louis XIV ait pu avoir la cruauté de précipiter son Surintendant dans une oubliette après lui avoir laissé espérer « un peu d’air libre avant de mourir ».

Comme il m’a fallu rechercher l’instigateur de cette terrible et un peu folle imposture, mon attention s’est tout naturellement tourné vers le ministre Louvois. C’est lui l’auteur de la lettre mensongère du 8 avril 1680.

En matière de ruse, de dissimulation, de méchanceté, voire de férocité, Louvois s’est taillé une solide réputation dans l’Histoire. Les dragonnades, c’est lui. Les massacres du Palatinat, c’est lui. Les villes incendiées et les populations massacrées, c’est lui. C’est un maître du « renseignement », un expert en stratégies, voire en stratagèmes ; mais aussi un manipulateur de l’information politique, comme le souligne son biographe André Corvisier : « Ce que l’on appelle aujourd’hui le bluff et l’intoxication furent couramment employés. Comme cela n’est pas propre à la seule activité militaire, il en sera question dans l’étude des affaires politiques auxquelles Louvois fut mêlé. »

Oui, à l’évidence, Louvois est le personnage pivot de cette affaire et il est légitime d’imaginer que cet homme dominateur, retors et fin stratège a pu, pour le service du roi ou l’accomplissement de quelque ambition personnelle, remodeler un événement, modifier une donnée, dissimuler un secret de la plus haute importance au nez et à la barbe de ses contemporains, et, plus tard, des historiens.

Dans le cas présent, on tendrait à penser qu’il ne voulait absolument pas que le roi libère Fouquet.

Lorsque Louvois veut se débarrasser d’un importun rien ne l’arrête. Dans son premier ouvrage consacré au Masque de fer, Jean-Christian Petitfils cite la tragique aventure dont fut victime le jeune mousquetaire du Cauze de Nazelle, dont Louvois voulait obtenir le faux témoignage pour se débarrasser d’un ennemi personnel le marquis d’Ambre : « Du Cauze refusa avec indignation. Il fut jeté dans un cachot. On lui dit que c’était par ordre du roi. » Quand Louis XIV l’apprit cinq ans plus tard il le fit libérer. »

Cela montre bien, conclut Jean-Christian Petitfils, la toute puissance d’un ministre au XVIIe siècle qui pouvait faire vivre en prison un homme sans que le roi le sût. »

On ne peut mieux illustrer ce qui a pu se produire avec Fouquet, mais à une bien plus grande échelle. L’entreprise était d’une audace folle et quasi suicidaire si le pot aux roses était découvert. Ne fallait-il pas que Louvois ait un motif de la plus haute importance pour empêcher Fouquet d’être libéré ?

On connaît souvent la part que prit Colbert dans la disgrâce le Surintendant. On connaît moins, en revanche, le rôle joué en la circonstance par le doucereux Michel Le Tellier, père de Louvois et rival en ambitions de Nicolas Fouquet. « Un de ses plus implacables persécuteurs», si l’on en croit Voltaire.

À Pignerol, le maître absolu de la ville, de sa citadelle ou de son donjon, c’est Louvois. L’infortuné Fouquet, pris comme dans une nasse, s’y voit imposer une réclusion impitoyable dont le règlement a été concocté par Le Tellier père. Louvois a fait de Saint-Mars sa créature servile en lui octroyant de temps à autre une prime de quelques milliers de livres, une somme énorme qui contribuera à l’accumulation d’une fortune considérable. En contrepartie, Saint-Mars épie son prisonnier à longueur de journée et rend compte chaque semaine de ses observations. Pourquoi tant de précautions alors que cent mousquetaires protègent le donjon jour et nuit ?

2) Un redoutable secret

« La rigueur extrême dont on l’entourait, écrit Jean-Christian Petitfils ne prouve qu’une chose : même abattu, même enserré entre quatre murs, il faisait encore peur ! »

Pourquoi Nicolas Fouquet fait-il peur ? ll détient d’importants secrets. Louvois les évoque le 8 avril 1680. Voltaire également dans son Siècle de Louis XIV. Peut-être Louvois craignait-il qu’il n’en révèle un qu’il considérait comme particulièrement important ?

Quelques extraits de documents évoquent des affaires dont nous ne pouvons que percevoir l’exceptionnelle gravité.

– Une lettre de Louis Fouquet (frère de Nicolas Fouquet) du 17 avril 1656 : Le peintre Nicolas Poussin qui vit dans l’entourage du pape et détient un secret sans pareil promet à Fouquet « des avantages que les rois auraient grand peine à tirer de lui [Poussin], et qu’après lui personne au monde ne retrouvera jamais dans les siècles à venir. Ce sont choses si fort à rechercher que qui que ce soit sur la terre maintenant ne peut avoir meilleur fortune, ou égale ».
(Source : De Lépinois, Lettres de Louis Fouquet à son frère Nicolas, page 269 et suivantes)

– Un extrait des mémoires de Fouquet pendant son procès : « Demeurons dans le silence et le respect, ne disons pas au public ce que je serais consolé si je pouvais avoir l’honneur de dire à Sa Majesté, en secret, comme le plus important de tous, et qu’il saura peut-être trop tard. »
(Source : Nicolas Fouquet, Mémoires de Défense, 1663

– Une lettre du 21 janvier 1673 de Saint-Mars à Louvois, où sont reportées les paroles de Fouquet, alors prisonnier à Pignerol, qui espère une grâce royale en échange d’un secret peu banal : « Je m’occupe depuis longtemps à examiner les services les plus considérables que l’on pourrait rendre à Sa Majesté, et Dieu m’a donné des lumières d’affaires si grandes et des desseins si importants, si faciles et si glorieux que je lui ferais un sensible déplaisir qu’elles fussent perdues sans qu’on en eût connaissance. »
(Source : Ravaisson, Archives de la Bastille, Tome 3, p 123, 1880)

– Une lettre de Lauzun à Louvois du 26 janvier 1680 : « Je n’ai pas plus d’impatience d’être libéré que de vous faire informer de ce que j’ai à vous faire savoir. (…) vous n’avez point trouvé jusqu’ici de serviteur qui vous en ait donné des preuves aussi solides, importantes, utiles et agréables et si convenables à l’état de sa fortune (…) cela, vous est de toute manière d’une conséquence au dessus de tout ce que vous pouvez imaginer ».

– Une lettre du 8 avril 1680 de Louvois à Saint-Mars : « Le roi a appris par votre lettre du 23 mars la mort de M.Fouquet et le jugement que vous faites que M. de Lauzun sait la plupart des choses importantes dont M. Fouquet avait connaissance. »

Une certitude : la mort « officielle » de Fouquet suit de peu la découverte par Louvois de choses « d’une conséquence au dessus de tout ce qu’il pouvait imaginer. ».

Louvois redoutait que Fouquet ne soit libéré, cela ne fait aucun doute. Il a pris la terrible décision de faire simuler la mort de Fouquet. Il n’en aurait pas été obligé si le roi avait décidé de garder son prisonnier à Pignerol, mais le vent était en train de tourner en faveur de l’ancien Surintendant. Il est difficile de connaître tous les tenants et aboutissants de ce mystère, mais il me paraît à peu près certain qu’Henri Martin a raison lorsqu’il écrit :

« Le roi était sans doute au courant de l’existence d’un secret extraordinaire. Cela expliquerait son changement d’attitude à l’égard de Fouquet à partir de 1676. Et son intention de le libérer. Mais il allait probablement le faire lorsque Louvois lui a coupé l’herbe sous les pieds en annonçant la mort de Fouquet. »

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