Lettre du 14 janvier 1673

Lettre du 14 janvier 1673 de Saint-Mars à Louvois

 

Monseigneur, par celle qu’il a plu de me faire l’honneur de m’écrire le 4 du courant  (janvier 1673), vous me commandez que lorsque je retomberai sur les choses que M. Fouquet  m’a dites concernant le bien et intérêt du roi, que je lui propose de me les dire pour les  mander. Comme il me donne lieu de cela toutes les fois que je lui parle, il me demandait si  je ne vous ai rien fait savoir de tout ce qu’il m’a dit, je le fis voir devant hier au soir, où nous vînmes à parler des inventions dont les gens d’esprit se servaient pour avoir de la finance ; il  me dit qu’il n’était pas mal propre à cela et qu’il trouvé des expédients pour en avoir où  d’autres personnes seraient demeurés court.

Après force choses, il me dit : « Comme je me  vois tout moribond, je charge votre honneur et la fidélité que vous avez pour le Roi de faire savoir à M. le marquis de Louvois comme je m’occupe depuis longtemps à examiner les services les plus considérables qu’on pourrait rendre à S. M. et que Dieu m’a donné des lumières d’affaires si grandes et de desseins si importants, si faciles et si glorieux, que je lui ferais un sensible déplaisir qu’elles fussent perdues sans qu’on en eût connaissance. »

Sur ce je pris la parole et lui dis qu’il ne tiendrait qu’à lui que le Roy ne sût ses grands desseins et bonnes intentions, et qu’assurément s’il les reconnaissait tels qu’il dit que S.M. adoucirait  ses peines ; il m’a fait excuse de ce qu’il ne pouvait pas me confier son secret, disant que  j’aurais peine à entendre des choses qui ne sont que de la portée d’un ministre versé à la connaissance de toutes sortes d’affaires.

De la manière qu’il me parut être sincère et véritable en tout ce qu’il disait je lui offris du papier et de l’encre pour qu’il me donnât par écrit les  choses importantes qu’il dit savoir pour le profit du Roi ; mais il me dit franchement qu’il ne  pouvait me déclarer le détail de ses pensées pour vous les mander, non pas par aucune raison  de son intérêt et bien moins par manque de confiance en vous, mais par la nature des affaires  que je n’entends pas ; il a conclu son discours en me disant que si vous lui vouliez faire  l’honneur de lui promettre votre protection, qu’il fera tout ce que vous voudrez et comme vous le voudrez, mais il m’a fait assez connaître qu’il ne voudrait point que personne que le Roi et vous eussent connaissance et que l’affaire doit être secrète ; il m’a dit cent mille autres paroles, mais voilà, Monseigneur, tout ce que j’en ai pu retenir ; il ne manquera  pas de me parler incessamment de cela, mais comme vous ne me commandez pas de me charger d’aucune chose, je l’écouterai sans lui répondre que très peu de choses, comme m’étant indifférent.

Pour vous parler à fond de cette affaire ici, enfin de ne plus vous en  rompre la tête, je prends la liberté, Monseigneur, de vous dire mes petites pensées : l’une est que je crois que M. Foucquet dirait mieux la chose à un homme entendu et versé dans les  affaires qu’à moi qui n’y entends rien du tout, mais auparavant de tout déclarer, il serait bien aise que vous lui promissiez votre protection et assistance ; pour cet effet, si vous lui vouliez envoyer M. Nallot qui est homme habile et entendu, je m’assure qu’il lui dirait toutes ses  pensées devant moi, et que vous seriez content de son voyage et du rapport qu’il vous ferait  de toutes choses ; d’autre côté je ne fais point de doute que si vous lui faîtes la moindre  honnêteté pour qu’il vous donne tout par écrit, et que vous me commandiez de lui donner du  papier par compte pour le laisser écrire plus commodément, je crois qu’il vous ferait un détail  fort fidèle de tout son secret et de ses pensées. En faisant cela de bonne grâce comme il le fera sans doute, il vous prierait en même temps de forces choses pour ses intérêts et son  élargissement…

Archives de la Bastille – recueillies par François Ravaisson

Commentaire

En octobre 1672, le roi a permis à Mme Fouquet d’écrire à son époux et autorisé celui-ci à lui répondre. Après six années d’une réclusion impitoyable, le prisonnier sent que le moment est propice pour tenter le tout pour le tout : il fait part au geôlier de son intention de livrer au roi un secret d’une telle importance qu’il en attend pour récompense sa libération.

Le 14 janvier 1673, après avoir longuement conversé avec son prisonnier, Saint-Mars, impressionné par ce qu’il vient d’entendre et convaincu qu’il en va du bien de l’État, plaide en faveur de la proposition de Fouquet dans une lettre qu’il adresse à son supérieur, le ministre de l’Armée Louvois.