Masque de velours et Masque de fer

Si vous avez parcouru mon site et pris connaissance de son contenu, le nom de Saint-Mars ne doit plus vous être inconnu. Il a été le légendaire geôlier du non moins légendaire Masque de fer sur l’île Sainte-Marguerite.

Mais sa carrière ne s’est pas arrêtée là. Saint-Mars a été promu Gouverneur de la prison de la Bastille (légendaire, elle aussi).

Il n’y est pas venu seul.

Le 18 septembre 1698, un mystérieux prisonnier l’accompagne, le visage couvert non pas d’un masque de fer, mais d’un loup de velours noir.

Le Lieutenant de roi qui officie à la Bastille, Etienne Du Junca, fort intrigué, note le soir même sur le registre des Entrées :

« Du jeudi 18 de septembre à trois heures de l’après-midi Monsieur de Saint-Mars, gouverneur du château de la Bastille, est arrivé pour sa première entrée venant de son gouvernement des Iles Sainte-Marguerite et Honorat, ayant avec lui dans sa litière un ancien prisonnier qu’il avait à Pignerol lequel il fait tenir toujours masqué dont le nom ne se dit pas … »

Cinq ans plus tard, ce prisonnier meurt subitement et Du Junca inscrit sur son registre des Sorties :

« Du même jour lundi 19 de novembre 1703 : le prisonnier inconnu toujours masqué d’un masque de velours noir, que Monsieur de Saint-Mars gouverneur gardait depuis longtemps, lequel s’étant trouvé hier un peu mal en sortant de la messe il est mort ce jour d’hui vers les dix heures du soir. Sans avoir eu une grande maladie. »

Quant à Saint-Mars, il fait enfin inscrire un nom sur le registre de l’église Saint-Paul dont le cimetière accueille les détenus morts à la Bastille :

 « MARCHIALI »  

Et son âge :

« 45 ans environ »

J’ai pour ma part relevé plusieurs anomalies qui entourent cet énigmatique prisonnier au masque de velours. Je vous les soumets.

Première anomalie

En 1698, à peine arrivé dans son nouveau gouvernement de la Bastille, Saint-Mars va confier au Lieutenant Du Junca un secret d’État : l’homme masqué qui l’accompagne est un prisonnier qu’il avait à Pignerol lequel il fait tenir toujours masqué dont le nom ne se dit pas.

C’est le portrait même du Masque de fer tel que rapporté par les témoins de son arrivée à l’île Sainte-Marguerite.

Tout pourrait laisser donc penser que le Masque de velours et le Masque de fer ne sont qu’une seule et même personne. Du Junca consigne ces informations confidentielles dans son registre des Entrées. Et, de nature communicative, en agrémente sans doute ses conversations les jours suivants.

Un secret d’État devenu un sujet de conversation. Étrange, non ?

Deuxième anomalie

Quand le Masque de fer a été transféré vers l’île Sainte-Marguerite qui a vu naître sa légende, toutes les précautions ont été prises pour le dissimuler des regards jusqu’à ce qu’il soit enfermé dans sa cellule.

Des années plus tard, quand le Masque de Velours a été transféré de l’île Sainte-Marguerite à la Bastille, il a été vu dans les auberges et les hôtelleries tout au long de la route.

Ce n’est pas tout.

Sur l’île Sainte-Marguerite, la messe était dite au Masque de fer à travers la triple porte d’une cellule qu’il ne quittait jamais, afin que personne ne puisse jamais le voir, pas même le prêtre.

A la Bastille, le Masque de velours se rendait chaque dimanche à la chapelle, sous escorte, devant le regard ébahi de nombreux témoins.

De l’emmurement, nous voilà passés à l’exhibition. Étrange, non ?

Troisième anomalie

A la mort du Masque de velours, à la Bastille, en 1703, Saint-Mars fait inscrire le nom du prisonnier : MARCHIALI.

« Marchiali » est la version francisée de « Matthioli », c’est communément admis par tous les historiens aujourd’hui. Or, Matthioli a été l’un des prisonniers d’État dont Saint-Mars a eu la garde non seulement sur l’île Sainte-Marguerite, mais aussi, des années plus tôt, au donjon de Pignerol.

On aurait donc mentionné dans un registre d’église le nom d’un prisonnier « dont le nom ne se dit pas » ?

Étrange, non ?

Quatrième anomalie

Toujours sur le registre de l’église Saint-Paul, un âge a été indiqué :  « 45 ans environ« .

Or, nous connaissons la date de naissance de Matthioli, il avait 63 ans en 1703. Il a donc été rajeuni de 18 ans, ce qui n’est pas une petite différence.

Étrange, non ?

Cinquième anomalie

Et non des moindres : aucun historien, jamais, n’a relevé ces étrangetés.

Mais pourquoi ?

Aujourd’hui, tous les historiens s’accordent à dire – et je les rejoins – que Matthioli ne peut PAS être le Masque de fer de Sainte-Marguerite. Son arrivée sur l’île est ultérieure à celle du prisonnier légendaire, les correspondances ministérielles (qu’on peut de nos jours consulter aux Archives) le prouvent.

Mais à l’époque où ces événements se sont produits, il y avait beaucoup de rumeurs contradictoires, et aucune preuve de rien.

A quoi rime alors cette parodie du Masque à la Bastille ? Pourquoi ?

J’y ai vu une intention émanant du pouvoir ministériel : semer la confusion parmi les contemporains, mettre en scène un nouveau Masque, lui attribuer un faux anonymat pour mieux révéler son nom tout en faussant son âge.

Et ça a marché. Pendant longtemps, on a cru que Matthioli était à la fois le Masque de Velours de la Bastille et le Masque de fer de Sainte-Marguerite.

Tant qu’on se focalisait sur lui, on s’éloignait de l’identité du vrai Masque de fer, telle que je la conçois : Nicolas Fouquet.

De fait, si Fouquet avait été, en plus du Masque de fer sur l’île, le Masque de Velours à la Bastille, il aurait eu 88 ans en 1703. Soit le double de l’âge mentionné par Saint-Mars dans le registre mortuaire.

Le tour est joué. Il fonctionnera encore en 1987 au Colloque de Cannes dédié au Masque de fer. Mauro Maria Perrot, de la Societa Historica de Pignerol, y déclarera :

  « Fouquet ne peut pas avoir été le Masque de fer. En 1703, il aurait eu 88 ans. Dans l’acte d’inhumation de ce personnage mystérieux, on parle d’un homme d’environ 45 ans ; il n’est pas possible de confondre un homme de 45 ans avec un vieillard de 88 ans. »

Mauro Maria Perrot, avec qui j’ai eu le privilège de correspondre, a reconsidéré les choses depuis. Dans La Maschera di ferro qu’il a publié en 1998, il rétablira Nicolas Fouquet comme Masque de fer.

Fouquet : une thèse bien vivace

Deux ouvrages, parus en 1970, m’ont fait découvrir l’énigme du Masque de fer. L’un est L’homme au masque de fer, le plus mystérieux des prisonniers de l’Histoire de Jean Christian Petitfils, historien du Grand siècle. L’autre est Le Masque de fer, l’énigme enfin résolue de Pierre-Jacques Arrèse, professeur au Colorado-Rocky-Mountain College.

Pour M. Pierre-Jacques Arrèse, le Masque de fer est Nicolas Fouquet ; pour M. Jean Christian Petitfils, c’est un certain Eustache Danger, valet non identifié à l’origine d’une infinité d’hypothèses. Les dernières :

  • Nabo, le page noir de la Reine Marie-Thérèse,
  • Henri, duc de Guise,
  • Claude Imbert, secrétaire valet du duc de Retz,
  • Le capitaine Corse Marchetti.

J’ai pour ma part publié le résultat de mes recherches en 2006 dans un hors-série de Top Secret intitulé Le grand secret du Masque de fer. J’y exprime ma conviction que le Masque de fer est Nicolas Fouquet. Conviction renforcée par la découverte ultérieure de plusieurs documents, dont la lettre de Louvois du 12 mars 1680 évoquant la mort d’Eustache Danger à Pignerol. Et partant son impossibilité d’avoir été le Masque de fer 8 ans plus tard.

En 1911, dans une réédition de son Masque de fer entre Histoire et Légende, M. Petitfils m’a fait l’honneur (?) d’une analyse critique de mon étude, intitulée Fouquet de nouveau.

« Faut-il rouvrir le dossier Fouquet ? » interroge-t-il.

Et après avoir dénié tout intérêt à la lettre de Louvois du 12 mars 1680 et ressorti les arguments classiques, il conclut :

« Non, il n’y a pas de sursis pour la thèse Fouquet. »

M. Petitfils voudrait bien qu’elle soit classée. Mais elle est bien vivace. En 1998, le spécialiste italien de  l’énigme, l’historien  Mauro Maria Perrot, en a fait son ouvrage de référence avec La Maschera di ferro. L’historien Jean Markale l’a fait également sienne en 1989  dans La Bastille et l’énigme du Masque de fer.

« La thèse Fouquet, déplore M. Petitfils, est comme un fantôme aux formes imprécises qui revient périodiquement. »

Le fantôme du Commandeur dans l’opéra de Mozart ?

Un blog pour débattre

Encouragé par un lecteur qui m’a écrit pour me remercier d’avoir, du moins l’affirme-t-il, « démontré comment un seul document négligé peu mettre à mal plus de deux siècles de version officielle », j’entame aujourd’hui un blog qui me permettra de m’attarder sur certains points particulièrement complexes ou méconnus de cette  énigme, en entremêlant observations, souvenirs de recherche, digressions et anecdotes parfois révélatrices, comme l’a souligné Voltaire.

Une place sera bien entendu réservée aux observations et aux éventuels questionnements des lecteurs. Espérons que cette initiative apportera à la fois un éclairage complémentaire sur ce qui a été fait et une ouverture potentielle sur des réflexions nouvelles.

Avant d’entrer dans le vif du sujet, et pour ceux qui découvrent cette énigme, en voici en quelques mots la problématique.  

1687 – Naissance d’une légende

Le 30 avril 1687, un mystérieux prisonnier fait son apparition sur l’île Sainte-Marguerite, au large de Cannes, dissimulé dans une chaise à porteurs, portant un masque d’acier sur le visage et, de l’aveu même de son geôlier, Bénigne de Saint-Mars, menacé de mort immédiate s’il dit son nom. Cette destinée tragique et le mystère qui n’a cessé de l’entourer ont ému, intrigué et inspiré au cours des siècles suivants les plus grands esprits. Voltaire, Victor-Hugo, Alexandre Dumas, Marcel Pagnol, et bien d’autres.

Le fameux masque de métal, qui n’avait d’autre raison d’être que de l’empêcher d’être identifié par les membres de l’escorte, n’a pas manqué d’apporter au personnage une dimension légendaire et une auréole de romantisme.

Dès son arrivée à l’île Sainte-Marguerite, on sut – par des indiscrétions de son geôlier –  qu’il avait vécu de longues années au donjon de Pignerol, alors citadelle française en terre piémontaise.

Ce que l’on sait en plus aujourd’hui, on le doit à l’abondante correspondance échangée au fil des années entre Saint-Mars et son supérieur hiérarchique, le ministre de l’Armée Louvois. Et à la minutieuse compatibilité du Trésor Royal détaillant de façon nominative les dépenses d’entretien et de nourriture de chacun des prisonniers du donjon. 

1680 – Où tout a vraiment commencé

L’affaire débute en 1680 au donjon de Pignerol. Elle est complexe, mais la voici résumée en quelques mots.

Le 23 mars, le geôlier Saint-Mars informe par courrier le ministre Louvois de la mort subite de l’un de ses prisonniers, l’ancien surintendant des finances de Louis XIV, Nicolas Fouquet ; mort survenue après quinze années de réclusion et alors que celui-ci était sur le point d’être libéré.  

Le 8 avril, dans une lettre que l’on peut considérer comme l’acte de naissance du futur Masque de fer, Louvois accuse réception de la lettre du 23 mars et ordonne à Saint-Mars de mettre au secret « les nommés Eustache d’Angers et La Rivière »

Qui sont Eustache d’Angers et La Rivière ? C’étaient les deux valets de Fouquet. Si La Rivière est un domestique de longue date, Eustache était un personnage des plus mystérieux. Il a été lui-même prisonnier d’État, bien que de condition modeste. Il a été le détenteur d’un lourd secret dont on ne sait pas grand-chose, mais qui lui a valu d’être reclus plusieurs années dans une cellule isolée avant qu’une pénurie de valets le fasse mettre au service de Fouquet. 

Saint-Mars dissimule les deux hommes dans un lieu retiré du donjon dénommé « la tour d’en bas ». D’où le pseudonyme de « Messieurs de la tour d’en bas » que leur attribue Louvois dans sa correspondance.  

Pour faire court : c’est l’un de ces deux hommes qui, après un an et demi dans la tour d’en bas de Pignerol, puis un séjour de cinq ans dans une autre forteresse, sera conduit, avec les précautions que l’on sait, par le sieur de Saint-Mars, sur l’île Sainte-Marguerite, le 28 mars 1687.  

Voilà, vous savez tout, ou presque.  

La thèse du valet

L’énigme du Masque de fer est quasi résolue en ce qui concerne son identité, grâce à la lettre de Louvois du 8 avril 1680 dont il nous reste l’exemplaire conservé par Saint-Mars. Ce document nous donne le choix entre deux noms : d’Angers et La Rivière.

Selon toute logique, le Masque de fer est Eustache Danger. En effet, ce ne peut être La Rivière qui a toujours été un modeste valet et dont l’identité n’était en rien compromettante. En revanche, comme je l’ai dit plus haut, Eustache Danger était un prisonnier d’État avant d’être un valet, et il détenait un secret. 

C’est la thèse dite « du valet ».

Mais qui cachait-on sous ce pseudonyme à l’écriture fluctuante – Dauger, Danger, Dangers, d’Angers – le 8 avril 1680 ?

Tous les deux ou trois ans, quelqu’un prétend l’avoir découvert. C’est à chaque fois un candidat différent. Ce qui rend sceptique.

Pour compliquer le tout, de nombreux chercheurs, et non des moindres, parmi lesquels Paul Lacroix, Pierre Jacques Arrèse, Jean Markale, et plus récemment l’Italien Mauro-Maria Perrot, ont manifesté leur conviction, solides arguments à l’appui, que le Masque de fer était en réalité Nicolas Fouquet.  

Ce que j’ai découvert

Menant ma propre enquête, de la façon la plus méticuleuse, et parvenu moi aussi à la conclusion que Fouquet fut le Masque de fer, je me suis rendu aux Archives Nationales. J’y ai fait une découverte qui, à mes yeux, devrait clore le débat, puisqu’elle met en évidence que l’homme qui est vraiment mort à la prison de Pignerol en 1680, c’est bien Eustache Danger et non Nicolas Fouquet. 

Il s’agit d’une lettre de Louvois à Saint-Mars datée du 12 mars 1680, évoquant la mort de l’un des deux valets de Fouquet. Or, nous savons, de par les correspondances qui ont précédé, qu’Eustache Danger venait d’être victime d’un grave accident de santé et, de par les correspondances qui ont suivi, que La Rivière était toujours en vie le 8 avril 1680.

La thèse dite « du valet » s’écroule. La thèse dite « du maître » devient possible. Nicolas Fouquet ne serait pas mort à Pignerol et ce serait lui le prisonnier de l’île Sainte-Marguerite, mais ceci fera l’objet d’une démonstration à part entière. Je vous invite d’ores et déjà à lire mon enquête en ligne si la question vous intéresse.

En attendant, quand j’ai publié la lettre du 12 mars 1680, connue de certains mais non portée à la connaissance du public, j’ai soulevé quelques remous. Et des contestations de la part des très nombreux partisans de la thèse Eustache Danger, parmi lesquels l’historien de renom Jean-Christian Petitfils, adepte de la thèse du valet depuis une cinquantaine d’années.  

Ce sera l’objet de ma prochaine intervention. 

Nice-Matin – 22 septembre 2024

Bonne nouvelle pour les amoureux de Cannes, le Fort royal de l’île Sainte-Marguerite vient d’être sélectionné parmi les cent bâtiments bénéficiant du Loto du Patrimoine, lequel est destiné à financer les travaux de restauration de nos sites les plus prestigieux.

A cette occasion le journal Nice-Matin a consacré un article à l’énigme du Masque de fer. Car on ne quitte pas le Fort royal sans aller se recueillir quelques instants dans la prison du mystérieux inconnu, construite à son intention il y a plus de trois siècles.

Nice-Matin – 22 septembre 2024

Après bien d’autres, j’ai été fasciné par ce mystère au point de lui consacrer une partie de ma vie. Ce sont ces trente années de recherche que l’auteur de l’article m’a fait l’amitié d’évoquer au passage.

Je dois cependant revenir sur un point. Si l’historien Jean-Christian Petitfils a bien voulu consacrer quelques pages à ma thèse dans son Masque de fer entre histoire et légende, cela ne signifie pas pour autant qu’il en partage les conclusions.

Alors que mon candidat est Nicolas Fouquet, l’ancien surintendant des finances de Louis XIV, celui de M. Petitfils est un certain Eustache Danger, prisonnier d’Etat de Pignerol mis au service de Fouquet jusqu’à la mort (officielle) de celui-ci, transféré à Cannes par son geôlier Saint-Mars en 1687, sous l’apparence flatteuse mais fallacieuse, selon M. Petitfils, d’un prisonnier de très grande importance, puis conduit en 1697 à la Bastille quand ledit Saint-Mars en devint gouverneur.

Claude Dabos